Artiste
Laurent Pernot
À l’occasion de notre dernière exposition Reality Check au Cinq Codet, Laurent Pernot nous aura présenté deux de ses oeuvres givrées : le palmier et l’oiseau. Nous l’avons retrouvé pour lui poser quelques questions
À l’occasion de notre dernière exposition Reality Check au Cinq Codet, Laurent Pernot nous aura présenté deux de ses oeuvres givrées : le palmier et l’oiseau. Nous l’avons retrouvé pour lui poser quelques questions
Bonjour, je suis un artiste plasticien et vis principalement à Paris. Dans mon parcours, je me suis consacré tôt à la photographie, à la musique et à la vidéo, en voyageant beaucoup à l’occasion de résidences à l’étranger. Puis progressivement, j’ai senti l’envie d’avoir mon propre atelier pour aborder l’installation, la sculpture, la peinture.
Je montre depuis quelques années une certaine obsession pour le temps, pour la condition humaine et pour la nature, en m’intéressant à leur potentiel poétique et leur interdépendance. Ces sujets sont sans doute liés à mon enfance, mais aussi à des auteurs qui m’ont inspiré comme Bergson, Nietzsche, Beckett, Dickinson, Einstein, Bachelard et Lucrèce par exemples.
J’ai le sentiment d’avoir une approche plutôt rhizomique de la création, je dirais même “horizonale” si le terme existait. C’est-à-dire que je considère ma démarche comme un voyage ponctué d’arrêts et de transits qui sans cesse reconfigurent ma trajectoire, mon horizon. J’envisage toujours chaque idée et projet comme une nouvelle quête, une nouvelle expérience, avec une part d’inconnu. C’est peut-être la raison pour laquelle je produis relativement peu d’œuvres. Les inspirations, quant à elles, sont comme les rêves, elles ne se commandent pas. Elles sont pour la plupart le fruit de rencontres avec des œuvres, des archives, des lieux, des récits, des concepts, des matériaux. L’intuition entre aussi en jeu, comme un processus aux circonvolutions mystérieuses. Depuis la fin de mes études, je ne crois pas que ma démarche ait beaucoup changée. Simplement, certains sujets me préoccupent plus particulièrement aujourd’hui, comme l’environnement par exemple.
La série que vous évoquez (les « Natures Mortes ») est l’une des rares dans mon travail à avoir pris une certaine densité dans le temps. Quand-bien même aujourd’hui je n’en produis qu’exceptionnellement, ces pièces se sont multipliées progressivement avec un intérêt à détourner de plus en plus d’objets. J’ai commencé par utiliser des montres aux mécanismes arrêtés, puis des livres anciens, des tableaux trouvés, des végétaux, des miroirs, etc. Tous ont en commun d’avoir une certaine relation au temps, à la mémoire, au périssable. Je détourne ces objets de leur contexte et de leur fonction initiale dans le but de les déplacer dans une nouvelle dimension, de les observer avec un regard nouveau.
Guy Debord avait une approche sociologique et politique de l’art qui résonnait avec son époque, avec notamment son rejet de la propriété intellectuelle qui reste discutable. Mais c’était surtout, comme on le constate aujourd’hui au regard de la place de la culture et des images dans les médias, un visionnaire. Pour ma part, comme lui, je crois que le détournement est consubstantiel à la création, qu’il n’y a pas de création sans réappropriation de modèles, de formes ou de concepts préexistants. Les artistes n’inventent rien. Ils ingèrent, transforment, puis transmettent ; en somme, ils réinventent, dans un cycle infini.
Tout cela est très juste. Et toutes les interprétations sont possibles. Le titre de cette série illustre assez bien mon intention. La nature morte est une tradition dans l’histoire de l’art qui confère à des objets ou compositions une valeur de témoignage ou suspension dans le temps. Cette valeur, elle a presque toujours à voir avec le caractère à la fois contemplatif et éphémère de toute chose, du vivant comme de l’inerte. Au-delà, cette série s’inscrit pour moi dans la continuité d’une démarche qui a commencé avec la photographie et son pouvoir de figer le temps : il est bien question de fragilité, de vulnérabilité, de suspension et d’ambivalence entre survivance et disparition.
Des vues d’expéditions dans les pôles extrêmes de notre planète ainsi que les Paroles gelées de Rabelais ont aussi contribué à la naissance de cette série. La glace tue, mais elle protège aussi. Les glaciers sont d’ailleurs de précieux réservoirs de mémoires, leur disparition serait très grave pour l’humanité.
Il y a en effet un parallèle explicite même si je me méfie toujours du rapport de l’art à l’actualité. Car je ne souhaite pas que ces œuvres soient perçues comme des œuvres à messages, qu’elles s’inscrivent uniquement dans les préoccupations d’une époque. Si sur le plan personnel le changement climatique me semble être l’enjeu de tous les enjeux, cette perception infuse naturellement dans mon travail mais ne domine pas.
Le héron et le palmier sont des figures qui chacune reflètent un espace singulier et appartiennent à une dimension de temps très éloignée. Elles sont primitives à de nombreux points de vue, précédant de loin le genre humain ; c’est bouleversant de se représenter cela, c’est ce que je voulais montrer.
Je m’intéresse beaucoup à ces questions du naturel et de l’artificiel, pour deux raisons.
D’abord, je cherche à pointer cette relation ambivalente qu’ont les hommes de notre époque avec la nature, plus largement avec le réel. Par exemple, si les meubles en bois artificiels et les ours en peluches garnissent nos magasins, combien se soucient de la préservation des forêts ou de la disparition des animaux ? Il me semble que l’artificiel est une façon de mettre à distance ou d’évacuer la “part sauvage” qui est en nous, c’est-à-dire la part charnelle, animale, sensible, vulnérable et assujettie. Mais paradoxalement, il est aussi un moyen d’entretenir, affectivement tout du moins, ce lien avec la nature… on pourrait en revenir à Debord et s’interroger sur cette théorie selon laquelle le capitalisme serait responsable d’avoir hissé les représentations au-devant des objets du réel.
La seconde raison, c’est que l’art est un moyen de mettre à l’épreuve notre perception, d’appréhender et jouer avec nos limites. J’aime la force des illusions et des images trompeuses en le sens qu’elles incitent à l’imaginaire et à la pensée critique, à évaluer leur caractère vraisemblable ou mensonger, à chercher ce qu’elles cachent. Toutes les images sont fallacieuses, les politiques comme les publicitaires le savent bien, l’art n’y échappe pas. C’est l’interprétation subjective du spectateur qui est fondamentale, son adhésion ou pas, cela vaut dans et hors des sentiers de l’art. Concernant le palmier givré, même s’il est artificiel, il n’est toutefois pas si invraisemblable dans le monde actuel… mais là encore, tout est question d’interprétation.
J’envisage chaque œuvre comme une invitation, une voix tendue, un geste poétique. Même si le spectateur n’entre pas toujours en jeu dans le processus de création, j’essaie de proposer des expériences de pensées plurielles. Il m’arrive de jouer à le duper, de brouiller les frontières entre réel et imaginaire. Mais généralement je ne souhaite pas assigner au public une responsabilité en particulier, sinon celle de revendiquer librement la sienne.
De toute évidence il est nécessaire de se poser cette question, quelles que soient la popularité des artistes ou la valeur des œuvres. Mais il est important de considérer chaque situation au cas par cas pour dissiper toute confusion : chaque artiste a la responsabilité de s’assurer de la provenance et des conditions de mort des animaux.
On peut aussi s’interroger sur l’éventuelle hypocrisie que cette question soulève. Car combien d’animaux sont élevés et abattus dans des conditions occultes pour être consommés, sans se poser la question de leur origine ni d’aucune éthique ?
Je travaille toujours sur plusieurs projets en simultané. Par exemple je suis en train de boucler un livre qui paraîtra en janvier, avec l’écrivain Arthur Dreyfus et autour de la personnalité de Léon Blum. Je finalise une série de photographies de paysages totalement anéantis par l’homme, à travers différents pays. Je produis également des pièces pour des collectionneurs et pour des expositions qui auront lieu cette fin d’année et l’année prochaine, dont notamment le Grand Palais à Paris. Enfin en ce moment même, je travaille à l’étude d’une œuvre monumentale et j’effectue des recherches pour la proposition d’un projet spécifique pour une exposition l’été prochain au Musée Delacroix à Paris. Vous savez (presque) tout.